Chaque matin elle se pomponne pour aller au taf. Jupe, pull moulant, maquillage, bijoux brillants.
Pas de sexe. De la séduction socio-professionnelle. Simplement. Pour épater le supérieur, le responsable informatique, le type de l’accueil. Elle s’en bat de ces tarés du boulot. Elle les utilise pour enfourner sa pitance fiduciaire dans son compte en banque trop gourmand. A leurs yeux, elle est une imbécile fragile. Une douce silhouette bandante aux compétences certaines. Ils la matent, la déshabille du regard. Elle les imagine le soir, planqués dans leurs voitures en rentrant retrouver bobonne, la queue à la main, s’imaginant actionner leurs chibres en elle. Elle les imagine, le matin, sous la douche, frappés d’érection en pronostiquant un décolleté-cascade, une jupe limite, des talons galbant, un rouge à lèvres léger mais excitant.
Un salaire vaut bien quelques efforts. Rien d’humiliant à plaire.
« La salope, t’es bonne » Ce graveleux de supérieur se parle tout en lui énumérant les tâches à effectuer aujourd’hui, demain, cette semaine. Ses paroles sont ponctuées de soupirs révélateurs.
Quand elle rentre le soir, elle est épuisée, salies par ces pensées sexuelles lourdes. Ces hommes lui plaisent par la gestion de leur frustration.
Elle enlève son uniforme de secrétaire excitante, enfile un pantalon de treillis, un tee-shirt « Stop your penis », des baskets noires confortables et repart. Elle va se baigner. Elle va barboter dans le lac des illuminés, la rivière de son, la marre des émancipés.
Carl Cox joue ce soir. Un géant du son, du mix épuisant. On l’attend au Rex , comme on attend le messie. Dans la queue, les tefeurs sont déjà en transe, ils s’inquiètent de ne pouvoir entrer, ils s’imaginent déjà aux commandes de leurs jambes, prêts à en découdre avec les salves sonores, les boucles évolutives, les breaks orgasmiques, les flux limpides d’extase se possédant des corps, la communion des âmes des regards des silhouettes irréelles.
Elle devient guerrière. Combattante increvable de la danse, résistante à la réalité, transvasée dans l’univers gigantesque de l’appartenance à la nation Liberté.
C’est futile et vain vu de l’extérieur, et pourtant, c’est réel. C’est le réel.
La mise en bouche est courte. Carl Cox bourrine, défonce la résistance au son des plus récalcitrants. Il harangue la foule, en appel à la révolte unifiée par la musique. Break. “I’m callingggg youuu !”
“Chiotte de société vorace tu peux crever” pense-t-elle pendant que son corps se met frénétiquement en branle. Le rythme tape dans le crâne. Flux, reflux de nausée, la joie est trop immense. Le temps d’incubation pour entrer dans la bête-musique est passée. La maladie a envahi le corps. Elle n’est plus femme, plus homme, plus terrestre. Elle est les autres, elle est la sueur, la respiration fluide, le cœur emballé. Elle est les sens.
Beat cassant, secouant les jambes, les épaules, la nuque. La foule est électrique. Ames assommées. « Come onnnnn ! »
Elle secoue sa chevelure en tous sens, on la touche, elle touche, elle sourit, on sourit, on est empaqueté dans la masse musicale. Carl est concentré, très attentif aux réactions, super-survolté. Il n’en démord pas, il ne lâchera pas prise. Elle lui appartient. Tout le monde lui appartient. Il les tient fermement et enchaîne les morceaux, devinant les vibrations-décharges de tous.
Comme si la musique devenait images, elle ne sent plus son esprit l’assaillir. Elle disparaît de nouveau. Flash ! Clash des neurones destabiblisés. La fatigue fait place à un état de ferveur indescriptible.
La nuit entière. Entièrement lumineuse. Champs de vies amnésiques.
Les courbatures trahissent sa démarche. « Alors ma belle tu as abusé du sport en chambre ou quoi ? » Le responsable du marketing est un porc qui assume. Sa femme connaît sans doute les joies de l’adultère.
Elle a envie de lui dire qu’elle l’emmerde, que sa vie à elle n’est pas une file indienne de bites inassouvies.
Les paupières lourdes, elle tente d’être attentive. Elle cherche les réponses à ses questions dans cet écran d’ordinateur blindé de tableaux indigestes. Comment fait-elle pour rester ici, parmi ces gros cons ?
Samedi, Jeff Mills fera sa fête à la foule des libérés. Tous ceux qu’elle rencontre ces soirs d’évacuation de merde, sont sans doute au boulot, à la fac ou chez eux en quête d’un emploi minable.
Le teknival approche, elle a pris une semaine de congé pour ça. Elle se doit d’être complètement libre pour savourer pleinement l’événement.
A 28 ans, elle ne compte plus les teufs qu’elle a pu faire. L’imbécile fragile est une combattante peu soucieuse de son avenir, imperméable à la politique, joyeusement inculte et libre d’appréhender le présent au rythme délirant des nuits de communion magnifique des corps asexués.